CHAPITRE CINQ

 

 

Richard avait passé toute l’après-midi dehors avec les autres enfants dans les jardins principaux de l’abbaye, au bord du fleuve, où l’on venait tout juste de cueillir les dernières poires. Les petits avaient le droit de donner un coup de main et, dans une limite raisonnable, de se servir, bien que les fruits dussent encore mûrir après la cueillette. Mais ceux-là étaient restés si longtemps sur l’arbre qu’ils étaient déjà presque mangeables. Cette journée de soleil et de liberté leur avait été bien douce, ils avaient un peu pataugé dans l’eau, là où les hauts-fonds ne présentaient pas de danger et Richard n’avait pas grande envie de rentrer pour vêpres, avant de souper et d’aller se coucher. Il flânait à l’arrière de la colonne traînant les pieds sur le sentier longeant la rive, grimpant la pente verdoyante, buissonneuse, qui menait à la Première Enceinte. Dans l’immobilité de cette fin d’après-midi des nuées de moucherons tournoyaient encore au-dessus de l’eau que des poissons essayaient paresseusement d’attraper. Sous le pont, le flot semblait presque arrêté, alors qu’il était rapide et profond. Jadis un moulin flottant avait été amarré là, fonctionnant grâce au courant.

Edwin, neuf ans, l’allié fidèle de Richard, lambinait lui aussi, non sans jeter parfois un regard anxieux afin d’évaluer la distance les séparant du bout de la procession. On l’avait complimenté pour son stoïcisme après sa chute et il ne tenait pas à perdre la réputation flatteuse que cet incident lui avait value en arrivant en retard à l’office. Mais il ne pouvait guère abandonner son compagnon préféré de gaîté de cœur. Il s’arrêta, frottant son genou bandé qui le lançait encore un peu.

— Allez, viens, Richard. Il ne faut pas musarder. Regarde, ils ont presque atteint la grand-route.

— On les rattrapera sans mal, répondit Richard, trempant ses orteils dans les hauts-fonds. Mais vas-y, toi, si tu veux.

— Pas sans toi. Seulement je ne peux pas courir aussi vite. Mon genou est trop raide. Allez viens, on va être en retard.

— Moi ? Ça m’étonnerait, je serai arrivé avant que la cloche sonne, mais j’avais oublié pour ta jambe. Rejoins-les donc ! Je te rattraperai avant que tu sois au portail. Je veux simplement savoir à qui est ce bateau qui descend vers le pont.

Edwin hésita, pesant dans la balance sa tranquillité d’esprit et son abandon de poste ; pour une fois il choisit selon ses désirs. Le dernier habit noir au bout du cortège parvenait juste à hauteur de la grand-route avant de disparaître. Nul ne s’était retourné pour appeler les traînards, ni les gronder, c’était à eux de décider en conscience. Edwin prit son élan pour rattraper ses camarades aussi vite que le lui permettait son genou douloureux. Au sommet de la côte, il se retourna : Richard, dans la petite anse, avait de l’eau jusqu’aux chevilles, les cailloux qu’il lançait rasaient adroitement la surface de la rivière, dessinant des pointillés d’où jaillissaient des embruns argentés. Edwin opta pour la vertu et le planta là.

Richard n’avait jamais eu l’intention de faire l’école buissonnière, mais son jeu le retenait car chaque jet représentait un progrès sur le précédent et il se mit à chercher sous la berge des galets plus lisses, plus plats, désireux qu’il était d’atteindre la rive opposée. Et puis un des gamins de la ville qui s’était baigné sous l’avancée de terre couverte de gazon le défia et, bondissant nu dans les hauts-fonds, commença à lui renvoyer une avalanche de pierres dansantes. Richard était si absorbé par cette compétition que les vêpres lui sortirent complètement de l’esprit et qu’il fallut le tintinnabulement lointain de la cloche pour le rappeler brusquement à son devoir. Il laissa tomber son galet, abandonna le champ de bataille à son rival et remonta hâtivement sur la rive pour y récupérer ses souliers et détaler comme un lapin vers la Première Enceinte et l’abbaye. Il était parti trop tard. Au moment où il arrivait tout essoufflé au portail dont il franchit prudemment le guichet pour éviter qu’on le remarque, il entendit qu’on entonnait le premier psaume à l’intérieur de l’église.

Ma foi, ce n’était pas un péché mortel de manquer un office ; malgré tout, il ne tenait pas à l’ajouter à son palmarès alors que des problèmes graves, n’ayant rien à voir avec le couvent, le tracassaient. Fort heureusement les enfants des intendants et des serviteurs laïcs avaient aussi coutume de venir entendre vêpres, ce qui augmentait sensiblement le nombre des gamins présents, de sorte qu’on ne remarquerait sûrement pas l’absence de l’un des écoliers, qui pourrait ainsi se glisser parmi ses congénères quand ils sortiraient de l’église, et le tour serait joué. Ne pouvant trouver une meilleure solution, il devrait se contenter de celle-là. Il se faufila donc dans le cloître et se roula en boule dans la première niche de l’allée sud d’où il pouvait voir la porte sud de l’église par laquelle apparaîtraient les moines, les hôtes et les garçons à la fin du service. Une fois que les obédienciers et les religieux du chœur seraient passés, quoi de plus facile que de se fondre parmi ses camarades sans qu’on le remarque.

Au bout d’un long moment, l’abbé Radulphe, le prieur Robert et tous les autres se dirigèrent en procession vers le réfectoire, suivis, dans un certain désordre, par les plus jeunes membres de la communauté. Richard se préparait à quitter sa cachette dans le mur et à se réfugier parmi les siens quand une voix familière, revêche, s’éleva juste de l’autre côté de la muraille, sous la voûte où les écoliers étaient tenus de passer.

— Silence là-dedans ! Que je ne vous entende pas bavarder dès après l’office divin ! Est-ce ainsi qu’on vous a appris à quitter ce lieu sacré ? Allez ! En rang, deux par deux ! Et tâchez de ne pas vous conduire comme des sauvages !

Richard s’arrêta net, pressant le dos contre la pierre froide, puis il se recula au plus profond de sa niche à pas de loup. Quelle mouche avait piqué frère Jérôme pour qu’il laissât ses collègues continuer sans lui et vînt jouer les matamores parmi des enfants inoffensifs ? Il était là, formidable, les obligeant à se remettre en rangs et Richard à rentrer dans son trou et à laisser filer sa meilleure chance de terminer l’après-midi tranquille dans la grande cour : il était fait comme un rat ! Car de tous les religieux, frère Jérôme était bien le dernier de qui il eût accepté sans broncher de recevoir un sermon déshonorant. Et maintenant les petits étaient loin, quelques hôtes s’attardaient encore devant la porte de l’église, et Jérôme, dont il distinguait la maigre silhouette sur les pavés, continuait à tenir la place.

Il apparut soudain qu’il attendait l’un des hôtes car son ombre en intercepta une autre beaucoup plus volumineuse dans laquelle elle se fondit. Richard avait bien vu de qui il s’agissait, une espèce de grande brute tout en muscles, au visage aussi avenant qu’une porte de prison et vêtu d’une belle robe indiquant un certain degré de noblesse, pas un baron ni même l’un de ses principaux vassaux, mais quelqu’un d’important toutefois.

— Je vous attendais, monsieur, commença Jérôme, très content de lui, mais respectueux, pour vous parler un instant. J’ai repensé à ce que vous nous avez dit au chapitre ce matin. Voulez-vous que nous allions nous asseoir en privé ?

Richard crut que son cœur allait s’arrêter de battre car il se tapissait précisément sur le banc de pierre de la niche qui se trouvait juste à côté d’eux et il était terrorisé à l’idée qu’ils allaient tomber sur lui. Mais non, apparemment Jérôme tenait à rester un peu à l’écart, comme s’il ne voulait pas qu’on le vît de l’église dont le sacristain par exemple n’allait pas tarder à sortir. Pour garder cette entrevue secrète il attira son compagnon au plus profond de la troisième niche et s’y assit avec lui. Maintenant que la voie était libre, Richard aurait pu aisément se sauver et quitter le cloître, mais il resta là, immobile, silencieux, retenant son souffle, écoutant de toutes ses oreilles, dévoré d’une fort humaine curiosité.

— Le chenapan que vous avez mentionné, celui qui a agressé votre intendant avant de s’enfuir, comment s’appelait-il déjà ?

— Brand. Pourquoi ? Ça vous rappelle quelque chose ?

— Non, ce nom ne m’évoque rien. Mais je suis intimement persuadé, poursuivit vertueusement Jérôme, que c’est le devoir de chacun de vous aider à reprendre cet individu s’il le peut. D’après vous, il a dans les vingt ans, imberbe, des cheveux brun-roux...

— Oui, oui, vous connaissez quelqu’un qui lui ressemble ?

— Ce n’est peut-être pas le même homme, mais il y a un jeune qui répond à cette description, un seul à ma connaissance, à être récemment arrivé par chez nous. Cela vaudrait la peine de poser la question. Il a suivi ici un saint homme qui a élu domicile dans un ermitage à seulement quelques milles de l’abbaye, au manoir d’Eaton. Il sert cet ermite. Si c’est bien lui, il a dû surprendre la bonne foi de son maître qui, dans sa candeur et sa bonté, lui a fourni du travail et un toit. S’il en est ainsi, c’est justice de lui révéler quel serviteur il abrite. Et s’il s’avère que ce n’est pas notre homme, nul n’en aura souffert. Mais, en vérité, j’ai eu des doutes la seule et unique fois où il est venu nous transmettre un message. Il y a en lui une manière d’insolence courtoise qui convient bien mal à qui sert un saint.

Richard était tout ouïe, désireux seulement de ne pas perdre un seul mot de ce dialogue, ne battant pas un cil, les genoux remontés sous le menton.

— Et où est-il, cet ermitage ? demanda Drogo dans la voix duquel passa l’excitation de la chasse. Et comment ce garçon prétend-il s’appeler ?

— On le nomme Hyacinthe, et l’ermite Cuthred. Tout le monde à Wroxeter ou à Eaton pourra vous montrer où il habite.

Il n’y eut pas besoin de prier Jérôme pour qu’il se lance dans des explications détaillées quant à la route à suivre, ce qui l’absorba tant que même s’il y avait eu des petits bruits en provenance de la niche voisine, il n’y aurait pas prêté attention. Mais, ses pieds nus frôlant à peine les pavés, Richard fila complètement inaperçu. Il franchit hâtivement la voûte et gagna les écuries, ses souliers à la main. Maintenant qu’il avait quitté la niche étroite et sombre et qu’il était hors de portée de ces deux voix dont l’une marquait le contentement de soi et l’autre, pleine de méchanceté, tramait la capture et la ruine de Hyacinthe, celui qu’il considérait comme son ami, il se moquait bien que ses plantes de pieds endurcies résonnent comme des galets sur les pavés au risque d’être entendu. Il se jurait d’empêcher le piège de fonctionner. Même si les indications de Jérôme étaient claires comme de l’eau de roche, il faudrait bien que ce bonhomme qui tenait tant à récupérer son vilain et qui n’était sûrement pas animé des meilleures intentions à son égard cherchât son chemin sans se tromper alors que Richard connaissait l’itinéraire par cœur et saurait prendre au plus court, à condition de pouvoir seller son poney et s’esquiver discrètement avant que l’ennemi n’envoie son valet aux écuries et ne quitte l’abbaye. En effet, s’il avait un domestique, il le chargerait de préparer son cheval. S’enfoncer dans les bois au crépuscule n’effrayait pas Richard, tant cette aventure le passionnait.

Hasard ? Providence ? A cette heure où chacun, le portier compris, prenait son souper, il avait de l’avance et il franchit le portail sans qu’on le vît. Peut-être le religieux se demanda-t-il qui sortait si tard, mais il ne réagit pas. Richard, bien assis sur sa selle, put prendre un bon trot sur la Première Enceinte et filer vers Saint-Gilles. Ayant oublié qu’il avait faim, il tourna, sans faiblir, le dos à son repas. En outre, il était le préféré de frère Petrus, le cuisinier, et il trouverait bien le moyen d’obtenir quelque chose à se mettre sous la dent quand il rentrerait. Peu importait ce qui se passerait lorsqu’on découvrirait son absence, ce qui se produirait inéluctablement au moment d’aller se coucher, à supposer qu’on n’ait rien remarqué au souper, ça n’avançait à rien de se poser de telles questions. Ce qui comptait, c’était de dénicher Hyacinthe et de l’avertir, s’il ne faisait qu’un avec Brand, qu’il serait bien inspiré de se cacher au plus vite, car les chiens étaient lâchés et ne tarderaient pas à être là. Après, advienne que pourra !

Il tourna dans la forêt après Wroxeter et prit une allée de belle taille qu’Eilmund avait dégagée pour transporter le bois de son hallier. Elle menait droit à la chaumière du forestier et permettait aussi de couper au plus rapide, de croiser une sente continuant jusqu’à l’ermitage, endroit où il avait le plus de chances d’apercevoir le serviteur de Cuthred. Cette partie de la forêt était surtout plantée en vieux chênes, le sol, pratiquement nu, était recouvert de couches de feuilles tombées au cours de nombreux automnes, ce qui rendait la chevauchée de Richard quasi silencieuse. Parmi ces arbres centenaires, il ralentit l’allure tandis que son poney foulait avec plaisir ce terrain si mœlleux. Sans ce silence, l’enfant n’aurait pas entendu un garçon et une fille se parler à voix basse sur un ton trop confidentiel pour qu’on pût distinguer leurs paroles. Puis il les vit, à l’écart du sentier, immobiles et très proches, près du vaste tronc d’un chêne. Ils ne se touchaient pas et pourtant n’avaient d’yeux pour personne d’autre et leurs propos semblaient être de la plus haute importance. Au cri de Richard, quand il les aperçut, ils sursautèrent et se séparèrent tels des oiseaux effarouchés.

— Hyacinthe ! Hyacinthe !

Il dégringola de son poney plus qu’il n’en descendit et courut vers eux alors qu’ils s’avançaient à sa rencontre.

— Hyacinthe, il faut que tu te caches – il faut que tu te sauves. Tout de suite ! Si c’est toi Brand, ils sont à ta poursuite. Alors, c’est toi ? Il y a un homme qui te cherche, il affirme vouloir retrouver un de ses vilains qui porte ce nom-là...

Hyacinthe, sur le qui-vive, frémissant, le prit par les épaules et s’agenouilla afin d’être à sa hauteur.

— Un homme ? Quel genre ? Un domestique ? Ou le maître en personne ? Et ça date de quand ?

— Après vêpres. J’ai surpris leur conversation. Frère Jérôme lui a expliqué qu’un jeune homme venait d’arriver dans la région qui pourrait bien être celui auquel il tient tant. A présent il sait où aller et il est en route pour l’ermitage, là, cette nuit. C’est un type effrayant, qui crie tout le temps, et vigoureux en plus. J’ai couru prendre mon poney pendant qu’ils continuaient à parler. Mais il ne faut pas que tu retournes chez Cuthred. Va te cacher, tout de suite.

Hyacinthe étreignit l’enfant qu’il serra brièvement, joyeusement dans ses bras.

— Tu es vraiment un ami, on peut compter sur toi et tu n’as pas peur. Mais ne t’inquiète pas pour moi, maintenant que je suis prévenu, ils en seront pour leurs frais. Pas de doute ! C’est lui ! Faut-il que Drogo Bosiet m’estime pour perdre son temps et son argent, sans oublier ses hommes, à me courir après.

— Alors tu t’appelles Brand ? Et tu as été son vilain ?

— Grand merci de ne plus me considérer comme tel. Oui, on m’a baptisé Brand il y a longtemps, c’est moi qui ai choisi ce nom de Hyacinthe. Pour toi et pour moi, je le garde. Il faut qu’on se sépare, mon ami, d’ailleurs tu dois repartir pour l’abbaye sans tarder, tant qu’il y encore de la lumière, avant qu’on ne remarque ton absence. Viens, je vais te raccompagner jusqu’à l’orée du bois.

— Ah non alors ! s’écria Richard, indigné. J’irai seul, je n’ai pas peur ! Toi, disparais, tout de suite !

La jeune fille avait posé la main sur l’épaule de Hyacinthe, Richard vit ses grands yeux briller. Elle était plus décidée qu’inquiète, dans le crépuscule qui tombait.

— Il va partir, Richard. Je connais un endroit où il sera en sécurité.

— Tu devrais essayer d’aller au pays de Galles, murmura Richard, inquiet, voire un peu jaloux, c’était lui l’ami venu à la rescousse et il n’appréciait pas trop que Hyacinthe dût en partie son salut à une autre personne, une femme par-dessus le marché.

Hyacinthe et Annette se regardèrent brièvement et se sourirent, un sourire qui illumina les bois.

— Non, répliqua doucement Hyacinthe, pas question. Si je dois me sauver, je ne compte pas aller loin. Mais ne te tracasse pas pour moi. Je serai en sûreté. Maintenant, à cheval, messire, allez vous mettre à l’abri sinon je reste là.

Cette menace décida rapidement l’enfant. Il se retourna une fois et leur adressa un grand signe de la main. Ils étaient toujours là où il les avait laissés et le suivaient des yeux. Bientôt le lieu où ils se tenaient disparut parmi les arbres et le silence retomba sur la forêt. Richard se rappela que lui n’était pas sorti de l’auberge et, un peu inquiet, prit le trot sur la route du retour.

 

En ce début du crépuscule, Drogo Bosiet chevauchait sur les sentiers que lui avait indiqués frère Jérôme. Péremptoirement il demandait aux villageois de Wroxeter de lui confirmer qu’il ne s’était pas égaré et qu’il se dirigeait bien vers l’ermitage de Cuthred. Il eut le sentiment qu’on tenait le digne homme pour hautement respectable, comme c’était souvent le cas pour les ermites celtes dans l’ancien temps, car plus d’un parmi ceux qu’il interrogea désigna l’ermite sous le nom de saint Cuthred.

Drogo pénétra dans les bois près de l’endroit où les terres d’Eaton, s’il fallait en croire un berger qui était aux champs, jouxtaient celles d’Eyton, et le sentier qu’il emprunta le mena, au bout d’un mille, à une petite clairière dégagée entourée d’épaisses fûtaies. La cabane de pierre, solidement bâtie, se recroquevillait sous un toit bas ; on voyait sans peine qu’après avoir été à l’abandon pendant des années, elle avait été récemment remise en état. Elle était protégée par une clôture carrée avec, à l’intérieur, une palissade peu élevée ; une partie du terrain avait été nettoyée et plantée. Drogo descendit de cheval à l’orée de la clairière et s’avança vers la haie, tenant sa monture par la bride. Le calme du soir était si pur qu’on aurait pu croire qu’il n’y avait âme qui vive à un mille à la ronde.

La porte de la cabane était pourtant grande ouverte, et, loin à l’intérieur, on distinguait un rai de lumière. Drogo attacha son cheval et, toujours sans entendre aucun son, se dirigea vers l’entrée. La pièce dans laquelle il pénétra, exiguë et sombre, ne contenait qu’une paillasse disposée contre le mur, une petite table et un banc. Une lumière brûlait à l’intérieur dans une autre pièce, et comme il n’y avait pas de porte, il se rendit compte qu’il s’agissait d’une chapelle. Un cierge était allumé sur un autel de pierre, devant une petite croix d’argent placée sur un coffre-reliquaire en bois gravé et, devant la croix, sur l’autel, un élégant bréviaire à la reliure dorée était ouvert. Deux chandeliers d’argent, cadeaux probables de la châtelaine, flanquaient la croix de part et d’autre.

Un homme priait agenouillé, immobile, au pied de cet autel. Il était grand, vêtu d’une robe noire grossière dont la capuche était tirée pour dissimuler le visage. La silhouette sombre qui se dessinait sur la mince flamme droite était impressionnante avec son dos allongé, droit comme une lance, et sa tête non pas baissée mais fièrement dressée ; elle incarnait l’image même de la sainteté et réussit à réduire Drogo au silence un moment, mais pas plus. Ses besoins et ses désirs étaient trop exigeants et les prières d’un ermite pouvaient bien, non, devaient leur céder le pas. Petit à petit le soir glissait dans la nuit, et il n’avait pas de temps à perdre.

— C’est vous, Cuthred ? demanda-t-il d’une voix ferme. A l’abbaye, on m’a expliqué où vous trouver.

Son interlocuteur resta de marbre, puis décroisa ses mains à peine visibles et d’un ton mesuré, impassible, consentit à répondre :

— Oui, c’est bien moi. En quoi puis-je vous être utile ? Parlez sans crainte. Entrez donc.

— Vous avez un jeune homme à votre service. Où est-il ? Je veux le voir. Peut-être a-t-il surpris votre bonne foi, car c’est une canaille que vous employez.

A ces mots la silhouette tout de noir vêtue se tourna et le visage encapuchonné se leva vers l’étranger. La lumière oblique qui tombait de la lampe d’autel mit en valeur une tête maigre, barbue, aux yeux profondément enfoncés dans les orbites, un long nez aristocratique et une masse de cheveux sombres sous le capuchon cependant que Drogo Bosiet et l’ermite de la forêt d’Eyton se mesuraient longuement du regard.

 

Frère Cadfael était assis au chevet d’Eilmund, dînant de pain, de fromage et de pommes car, à l’instar de Richard, il avait sauté son repas du soir, plutôt satisfait de l’état de son patient passablement grincheux quand Annette revint après avoir nourri et enfermé les poules et trait l’unique vache qu’ils gardaient pour leur usage personnel. Elle avait beaucoup lambiné, ce que son grognon de père lui signifia sans y aller par quatre chemins. Il n’avait plus du tout de fièvre, ne souffrait plus ou presque, mais l’immobilité à laquelle il était condamné le mettait de fort méchante humeur ainsi que l’impatience qui le rongeait de retourner s’occuper de ses arbres, persuadé qu’il était que, malgré leur bonne volonté, les gens qu’enverrait l’abbé seraient incapables de prendre soin de sa forêt. Son mauvais caractère était la meilleure preuve qu’il avait recouvré la santé. Quant à sa jambe blessée, elle était toute droite et ne lui occasionnait plus de souffrance. Oui, Cadfael avait lieu d’être content.

Annette rentra discrètement et rit d’entendre son père bougonner car elle ne le craignait aucunement.

— Je t’ai laissé en excellente compagnie, et je savais que si je n’étais pas là pendant une bonne heure, tu ne t’en porterais pas plus mal, ni moi non plus si je n’étais pas près de toi pendant un moment. Tu ne te rends pas compte, mais tu n’arrêtes pas de ronchonner. Alors pourquoi voudrais-tu que je me dépêche alors que la soirée est si agréable ? Tu sais que frère Cadfael s’occupe très bien de toi. Laisse-moi respirer un peu.

Il suffisait toutefois de la regarder pour comprendre qu’elle avait apprécié quelque chose d’autrement important que la douceur de l’air. Il y avait en elle un je ne sais quoi de lumineux et frémissant, comme si elle avait bu un vin capiteux. Cadfael remarqua que quelque mèches de ses cheveux parfaitement coiffés pendaient sur ses épaules comme si elle s’était frayée un chemin parmi des branches basses qui s’étaient prises dans ses tresses et elle avait les joues toutes roses, ce qui rehaussait encore l’éclat de ses yeux. Des feuilles mortes récemment tombées s’accrochaient sous ses semelles. Il était vrai que l’étable se trouvait sous les arbres, à l’orée de la clairière, mais il n’y poussait pas de chênes de belle taille.

— Maintenant que te voilà pour te charger de lui, dit Cadfael, il vaudrait mieux que je rentre avant que la nuit ne soit complètement tombée. Essaye de l’empêcher de se lever pendant quelques jours encore, ma petite, et je le laisserai se servir de béquilles dès qu’il sera raisonnable. Enfin, il n’aura pas attrapé froid après ce long séjour dans l’eau, c’est déjà une chance.

— Nous la devons à Hyacinthe, le serviteur de Cuthred, leur rappela-t-elle.

Elle jeta un bref coup d’œil à son père, manifestement ravie de l’entendre s’exclamer du fond du cœur :

— Ah ça ! C’est bien vrai ! Il a été comme un fils pour moi ce jour-là, et je ne suis pas près de l’oublier !

Était-ce un effet de son imagination ou les joues d’Annette avaient-elles pris une nuance plus soutenue ? Certes, le garçon avait été comme un fils pour lui qui n’avait pas d’héritier mâle pour le seconder avant de lui succéder, mais seulement une fille aimante, discrète, pleine de confiance et de joie de vivre.

— Armez-vous de patience, lui conseilla Cadfael en se levant, et vous recommencerez vite à trotter comme un lapin. Ça vaut la peine d’attendre un peu. Et ne vous inquiétez pas pour le hallier, Annette vous confirmera que les travaux de nettoyage du ruisseau ont bien avancé, et le surplomb de la berge est terminé. Ça tiendra.

Il se leva, ramassa sa besace et se tourna vers la porte.

— Je vous accompagne jusqu’à la grille, déclara Annette qui sortit avec lui dans le crépuscule profond de la clairière, où son cheval broutait paisiblement.

— Tu resplendis comme une rose, ce soir, ma petite fille, murmura Cadfael, le pied à l’étrier.

Elle avait relevé ses tresses décoiffées qu’elle lissa pour les remettre en ordre. Elle le regarda en souriant.

— Mais j’ai plutôt l’air d’être passée dans un buisson d’épines, observa-t-elle.

Cadfael se pencha sur sa selle et retira délicatement une feuille de chêne de sa chevelure. Elle leva les yeux ; il tenait la tige entre ses doigts et lui imprimait un mouvement tournant. Elle eut un sourire merveilleux sur lequel il la laissa, heureuse et sûrement décidée à traverser tous les buissons d’épines qu’il faudrait sans craindre de s’y blesser afin d’atteindre le but qu’elle s’était fixé. Elle n’était pas encore disposée à se confier à son père, mais ça ne la gênait pas le moins du monde que Cadfael eût deviné ce qui se tramait. Elle n’avait pas peur non plus que tout cela n’aboutisse à rien. Mais d’autres pouvaient trembler pour elle. Et à juste titre !

Cadfael traversa sans se presser les bois noirs. La lune était déjà levée et éclairait la forêt là où les futaies n’étaient pas trop épaisses. L’office de complies devait être terminé depuis des heures, et les religieux se préparer à aller se coucher. Les enfants, eux, étaient au lit depuis longtemps. Il régnait une fraîcheur agréable sous les arbres et il appréciait cette chevauchée tranquille et solitaire qui lui laissait le temps de songer à des choses intemporelles. L’esprit n’était pas libre durant l’agitation des jours, et parfois même pendant la sainte messe, voire pendant les moments consacrés à la prière ce qui était une manière de paradoxe. Là, il pouvait réfléchir à loisir, sous ce ciel nocturne encore parcouru de vagues clartés à peine discernables. Cadfael s’abandonnait donc à ses pensées en traversant la partie la plus impénétrable des bois, avec un reste de lumière émanant des champs dégagés devant lui.

Ce fut un mouvement indistinct sur sa gauche, parmi les arbres, qui le tira de sa rêverie. Quelque chose d’indéfinissablement pâle qui cheminait à ses côtés, dans la pénombre, et il perçut le tintement léger de la bride et du mors d’un cheval. Un cheval sans cavalier, errant à l’aventure, mais sellé et bridé car les petits sons métalliques étaient nettement audibles. Il fallait donc croire qu’un cavalier le montait quand il avait quitté l’écurie. L’éclat de la lune entre les branches lui permit d’apercevoir une silhouette blême qui se rapprochait du chemin. Cadfael avait déjà vu ce rouan à la robe claire, et pas plus tard que cette après-midi, dans la grande cour de l’abbaye.

Il sauta hâtivement à terre, appela et avança la main pour saisir la bride flottante et caresser le chanfrein pommelé. La selle était encore en place mais les courroies qui avaient servi à maintenir une bourse avaient été tranchées. Et où diable était passé le cavalier ? Pourquoi était-il reparti à pied après être revenu bredouille de sa partie de chasse ? Lui aurait-on fourni une piste lui permettant de poursuivre sa proie même à une heure aussi tardive ?

Cadfael écarta les buissons et quitta le sentier là où il avait vu pour la première fois le cheval pâle. Rien ne semblait avoir été dérangé, les branches entremêlées ne paraissaient pas avoir livré passage à quiconque. Il recula un peu pour revenir sur le sentier et là, à l’écart, sous les taillis, si bien caché qu’il était passé devant sans rien voir, il trouva ce qu’il redoutait de découvrir.

Drogo Bosiet gisait étendu face contre terre, profondément enfoui dans l’herbe riche de l’automne ; mais sur la couleur sombre de sa robe Cadfael distingua assez aisément une tache de sang plus foncée qui coulait de l’omoplate gauche, là ou une main inconnue avait enfoncé puis retiré une dague meurtrière.

L'Ermite de la forêt d'Eyton
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